Le travestissement et la littérature #2 : l’inversion des rôles sociaux

L’idée de travestissement est souvent associée au genre mais il arrive parfois que ce changement d’identité prenne une dimension plus sociale, comme lorsqu’un domestique endosse le costume de son maître.

Le valet, inférieur socialement, peut être un entremetteur, un confident sur lequel le maître en quête de conseils s’appuie, mais aussi un domestique maltraité qui compense par une langue bien pendue, parfois sage, parfois insolente. Si, par un rebondissement de l’intrigue, les rôles entre le maître et le valet sont inversés, on assiste à un ressort comique, régulièrement employé dans le théâtre, en témoigne son usage récurrent dans les pièces de Molière. Cet échange des rôles sociaux se fait le plus souvent sans travestissement, et surtout, sans portée politique ou réelle critique sociale. Dans Les Fourberies de Scapin, le valet transforme son maître en victime quand il le trompe afin de le forcer à se cacher dans un sac et le rouer de coups de bâtons. Il prend donc l’ascendant sur lui par la ruse, le temps d’une scène, pour se moquer de lui, entraînant avec lui tout le public qui ne peut que rire devant la farce qui se joue devant ses yeux.

Les fourberies de Scapin, illustrations par Jacques Leman [et Maurice Leloir], XIXe siècle

Au XVIIIème siècle, les auteurs s’interrogent davantage sur les rôles de chaque individu au sein de la société et le valet endosse un rôle bien plus critique à l’égard de ses maîtres, comme le montre le monologue de Figaro : « Noblesse, fortune, un rang, des places, tout cela rend si fier ! Qu’avez-vous fait pour tant de biens ? Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien de plus. Du reste, homme assez ordinaire ! tandis que moi, morbleu! perdu dans la foule obscure, il m’a fallu déployer plus de science et de calculs, pour subsister seulement, qu’on n’en a mis depuis cent ans à gouverner toutes les Espagnes : et vous voulez jouter… » (Le Mariage de Figaro, Beaumarchais, 1778)

Un peu plus tôt, en 1725, Marivaux s’interroge sur les aspirations sociales des domestiques, mais aussi sur leur volonté d’accéder aux mêmes droits que leur maître, au même pouvoir. Dans L’Île des Esclaves, après un naufrage, maîtres et esclaves se voient obligés par l’insulaire Trivelin d’échanger leurs conditions pour donner une leçon aux maîtres et leur montrer leur inhumanité. Iphicrate et Euphrosine deviennent alors les esclaves d’Arlequin et Cléanthis. Le travestissement intervient car Arlequin hérite de l’épée (marque de noblesse) d’Iphicrate, avant de lui prendre son nom. Trivelin lui dit « Souvenez-vous en prenant son nom, mon cher ami, qu’on vous le donne bien moins pour réjouir votre vanité que pour corriger son orgueil. » Vêtus comme leur ancien maître, prénommés comme eux, Arlequin et Cléanthis singent leurs manières, qu’ils trouvent ridicules, tout en se montrant parfois aussi cruels qu’eux. Les opprimés d’autrefois exercent une forme de vengeance sur leur oppresseur et le travestissement sert la bouffonnerie des anciens esclaves : ils s’amusent et jouent la comédie en imaginant des scènes galantes servies à leur ancien maître, par exemple. Les rôles se renversent de nouveau à la fin de la pièce et chacun reprend sa place, après s’être pardonné ou avoir reconnu ses péchés. Les inégalités sociales subsistent mais les maîtres sont devenus bons alors elles paraissent acceptables.

Jean Genet est plus grinçant dans Les Bonnes, en 1947. L’époque ne questionne plus la place des nobles mais celle des bourgeois, dont il propose une satire à travers le personnage de Claire. Au début de la pièce, elle joue un rôle, celui de « Madame » et elle reproduit l’attitude d’une maîtresse de maison tyrannique et odieuse en s’adressant à Solange, une autre domestique. Le ton autoritaire, méprisant souligne l’absence de toute considération des maîtres pour les valets, ou ici, les bonnes. Elle pousse la comédie au point de se projeter son propre rôle sur Solange en l’appelant par son prénom, Claire. Assise à une coiffeuse qui n’est pas la sienne, elle se comporte comme une femme riche. Le travestissement n’est pas réel mais se fait sous une forme plus subtile, à travers le jeu d’une femme qui prétend occuper un statut social qu’elle n’atteindra jamais. Claire se mue en une femme arrogante, intrusive et désagréable pour esquisser une satire de cette maîtresse invisible qu’elle imite. Mais la pièce est plus acide que la comédie de Marivaux et un simple pardon ne suffira pas à calmer les bonnes vindicatives qui projettent rien de moins que de tuer Madame.

Le théâtre est le lieu idéal pour provoquer un rire qui corrige les mœurs (Ridendo castigat mores, comme on dit en latin). Qu’il s’agisse d’Arlequin ou de Claire, leur travestissement permet une moquerie et une dénonciation plus ou moins subtiles des inégalités sociales dont ces personnages sont victimes.

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