Quel est le point commun entre Achille et Thor ? Le travestissement en femme et la ruse. L’un est caché à la cour du roi Lycomède par sa mère qui espère ainsi le préserver de la future guerre de Troie, l’autre se fait passer pour la déesse Freyja afin de récupérer le marteau qui lui a été volé. La mythologie, la littérature et le théâtre aiment se jouer des genres et il n’est donc pas rare d’y croiser un homme en habit de femme.

Pourtant, dans une société marquée par le catholicisme, le prestige de l’homme dépasse celui de la femme. Le masculin travesti en féminin suscite la moquerie, la défiance voire la répugnance. Dans l’Histoire française, les exemples de travestis sont peu nombreux pour des raisons légales (le travestissement a longtemps été interdit) et les hommes qui se permettent de transgresser la loi souvent bénéficient de circonstances atténuantes pour être tolérés : Philippe d’Orléans (Monsieur) avait le privilège d’être le frère de Louis XIV, l’abbé de Choisy usait du travestissement comme stratagème pour séduire des femmes, le chevalier d’Eon était un espion. Plus tard, avec le développement de la psychiatrie, un lien s’esquisse entre travestissement et homosexualité, qui est alors perçue comme une déviance ou une maladie mentale. Et encore aujourd’hui, l’appropriation de caractéristiques ou de codes féminins par des hommes dérange certains.
La littérature n’échappe pas aux préjugés dont la société est baignée. Elle les exploite alors pour y apporter une dimension comique. Le travestissement d’un homme est souvent plus proche du déguisement parce qu’il est le fruit du hasard, ce qui provoque des situations ridicules. On retrouve cet aspect du travestissement fortuit au cinéma dans Certains l’aiment chaud, Mrs Doubtfire ou Tootsie où se transformer en femme devient une nécessité pour les héros. La portée comique repose sur les maladresses, les quiproquos, le grotesque de l’homme qui se fait passer pour une femme sans se départir de ses manières masculines.

Tant que le sujet est comique, on évoque peu les véritables enjeux du travestissement : la transgression et la subversion liées à la confusion des genres, notamment dans les relations amoureuses. Balzac aborde le sujet dans sa nouvelle Sarrasine, l’histoire d’Ernest Jean Sarrasine, jeune sculpteur parti en Italie où il s’éprend d’une prima donna nommée la Zambinella. Cette dernière, poussée par les membres de sa compagnie, joue de ses charmes jusqu’à ce que sa véritable identité soit dévoilée. La belle jeune femme est en réalité un castrat. Tant que le chanteur se produit sur une scène, le travestissement de la Zambinella est institutionnel, il fait partie de son métier. À partir du moment où il intervient dans sa vie civile, la feinte à l’encontre de Sarrasine est volontaire et l’histoire d’amour ne peut aboutir. D’ailleurs, Sarrasine meurt après avoir tenté de tuer la Zambinella. Balzac met en place un jeu avec la convenance et ses limites. Le travestissement apparaît comme un rôle qui ne peut s’éterniser et dont le dénouement est tragique pour l’amoureux. Le XIXème siècle n’est pas prêt pour accepter la concrétisation d’amours homosexuelles masculines.

Sous la plume de Maupassant, le comique ou le tragique du travesti disparaissent pour laisser place à davantage d’ambiguïté à travers le personnage de Rose, de la nouvelle éponyme publiée en 1884. Marguerite cherche une femme de chambre compétente et trouve en Rose une véritable perle. Sauf que Rose s’appelle en réalité Jean-Nicolas Lecapet, criminel en fuite après avoir été condamné à mort pour assassinat précédé de viol. En apprenant la nouvelle, Marguerite se dit humiliée, mais pas parce qu’elle a été trompée, ridiculisée, touchée, habillée et déshabillée par sa fausse femme de chambre. Voici ce qu’elle dit : « Il avait été condamné… pour viol, ce garcon… eh bien! je pensais… à celle qu’il avait violée… et ça…, ça m’humiliait… Voilà… Comprends-tu, maintenant? » Son sentiment naît de ne pas avoir été violée, par un homme ou une femme, peu importe puisque Marguerite ne semble pas opposée à des amours saphiques. En quelques lignes, Maupassant invite le fantôme du fantasme et ajoute cette dimension au travesti.
La confusion des genres, le fantasme, la sexualité sont des sujets sensibles que Jean Genet ose aborder franchement dans Notre-Dame des Fleurs. Il n’a pas la vocation de plaire à un lectorat qu’il devine plus ou moins hostile au monde qu’il met en scène. Ses personnages de Divine/ Louis Culafroy et Notre-Dame des Fleurs/Adrien Baillon lui permettent de raconter l’univers des vagabonds, des criminels, des travestis et des prostitués, mais aussi de représenter des héros qui ne répondent pas à une certaine binarité. Il désigne Divine aussi bien par le masculin que le féminin par exemple. Quant à Notre-Dame des Fleurs, c’est un assassin qui porte un surnom féminin. Il vit au milieu des travestis et des prostitués, mais il a peur qu’on se moque de lui lorsqu’il porte lui-même une robe pour la première fois. Son triomphe dans cette tenue le pousse ensuite à accepter son identité multiple. Jean Genet l’écrit lui-même : « Je raffole des travestis » et quelques lignes plus bas, « J’aime l’imposture ». Le travestissement des personnages correspond à celui de l’auteur. La frontière entre la vérité et l’invention est mince, il est difficile de mêler le vrai du faux. Le masculin du féminin.
Avec l’évolution des mentalités, les questions d’identité et de genre sont plus souvent abordées et débattues, il existe moins de tabous qui amènent à porter un jugement de valeur sur le travestissement d’un homme. La nouvelle de Ruth Rendell, « Une nouvelle amie », le montre bien quand Christine surprend David en tenue féminine et qu’il lui explique : « Mais je n’ai pas envie d’être une femme. Simplement, ça me fait plaisir de m’habiller en femme de temps en temps. » Une fois la surprise passée, Christine juge simplement que David travesti est une belle femme et elle se fait une joie de sortir avec sa nouvelle amie. Cependant, le dévoilement qui annule la transformation, le retour de la nouvelle amie à David, renoue avec l’impossibilité amoureuse de Séraphine. Christine apprécie la femme incarnée par David, pas David lui-même.

Sinon, le travestissement, même s’il ne se départit pas d’un aspect provocateur, paraît moins subversif et s’il est abordé dans la littérature contemporaine, c’est souvent par un biais historique, comme le fait Wesley Stace avec L’Infortunée dont l’intrigue se déroule au début du XIXème siècle. Il renoue également avec l’idée de spectacle quand il est évoqué à travers la représentation de drag queens, comme dans Jolis, jolis monstres de Julien Dufresne-Lamy.
L’idée de transgresser les codes, de brouiller la frontière entre le féminin et le masculin, de bousculer les préjugés persiste dans la représentation du travestissement, bien que les enjeux soient différents puisque la notion d’illégalité a disparu.