Au premier abord, La Religieuse semble être une œuvre anticléricale de Diderot dans laquelle l’héroïne, Suzanne Simonin, se voit contrainte d’entrer dans les ordres et de subir les attaques diverses des membres de son couvent, au point qu’elle fait appel à la justice en intentant un procès contre la communauté qui la retient. Et c’est vrai que le roman est une satire de la vie dans les couvents sous l’Ancien Régime quand il critique les pratiques discutables et liberticides des institutions religieuses.

D’ailleurs, un fait divers survenu entre 1750 et 1760 serait à l’origine de la trame de La Religieuse : Marguerite Delamarre procède à un appel comme d’abus pour être libérée de ses vœux, mais le tribunal rejette sa demande, même lorsqu’elle fait appel de cette décision, et elle reste religieuse, probablement jusqu’à la fin de sa vie (on perd sa trace après 1790).
Cela dit, on imagine mal qu’à l’origine, l’écriture du roman en lui-même est une vaste blague orchestrée par Diderot, plus plaisantin qu’on ne le croit.
Prenez une bande de joyeux lurons lettrés : Frédéric de Melchior, baron de Grimm, Louise Florence Pétronille Tardieu d’Esclavelles (Mme d’Epinay) et Denis Diderot. Grimm, dans ce qui deviendra la préface annexe à La Religieuse, évoque les faits ainsi : « La Religieuse de M. de La Harpe a réveillé ma conscience endormie depuis dix ans, en me rappelant un horrible complot dont j’ai été l’âme, de concert avec M. Diderot, et deux ou trois autres bandits de cette trempe de nos amis intimes. »

Ajoutez un quatrième participant malgré lui : le marquis de Croismare, retiré sur ses terres en Normandie. Le marquis manque aux trois compères qui complotent pour le faire revenir à Paris. Se souvenant de l’affaire Delamarre, ils font revivre la religieuse en imaginant qu’elle s’est échappée du couvent et qu’elle écrit à Croismare pour lui demander sa protection et son secours. Le marquis ne se doute pas de la supercherie. Alors que certains plaisantent et rient des lettres de la religieuse inventées par Diderot, Croismare répond et s’intéresse au sort de l’infortunée. Au point que Diderot s’en inquiète : « M. Diderot prit le parti de la faire mourir, préférant de causer quelque chagrin au marquis au danger évident de le tourmenter plus cruellement peut-être en la laissant vivre plus longtemps. »
La supercherie s’étale sur des mois et n’est dévoilée au marquis qu’au bout de… deux ans ! Beau joueur, il ne se fâche pas contre les trois compères. Quant à Diderot, il finit par retravailler le texte et le publie en feuilleton de 1780 à 1782. La Religieuse, d’abord canular, devient alors la revendication d’une femme à disposer d’elle-même et Diderot lui-même écrit : « Je ne crois pas qu’on ait jamais écrit une satire plus effrayante des couvents »