Le travestissement et la littérature #1 : ces femmes qui choisissent un nom d’homme

Qu’est-ce qui rassemble Daniel Stern, George Eliot, Currer, Ellis et Acton Bell ou encore Rachilde ? Si George Sand se joint à la fête, le lien est plus évident. Derrière tous ces noms se cachent des femmes. Des autrices. Marie d’Agoult, Mary Ann Evans, Charlotte, Emily et Anne Brontë, Marguerite Eymery et Aurore Dupin.

Marie d’Agoult, photographie d’Antony Samuel Adam-Salomon, (vers 1861), Paris, Musée d’Orsay

Il n’est pas rare pour un écrivain de choisir un pseudonyme et ses motivations sont multiples, que ce soit pour se protéger, s’anoblir, plaisanter, mystifier… Le fait que des femmes cherchent à se cacher derrière le nom d’un homme est cependant assez révélateur de l’univers dans lequel elles évoluent. Le monde littéraire est masculin par essence et les hommes le dominent jusqu’au XXème siècle. Bien sûr, quelques autrices ont réussi à imposer leur nom au cours des siècles mais elles ne sont qu’une poignée. Et parmi cette poignée, peu de patronymes ont réellement marqué les esprits. Par exemple, à part Mmes de La Fayette et de Sévigné, quelles femmes de lettres françaises du XVIIème siècle pouvez-vous nommer ?

Cela ne signifie pas pour autant que les femmes n’écrivaient pas. Souvent, pour ne pas compromettre leur nom (enfin, celui de leur père ou de leur mari), elles gardaient leurs textes dans la sphère privée. Si elles voulaient être publiées, elles étaient conscientes de la réception que pouvait susciter leur travail dans un univers relativement misogyne et souvent, l’anonymat ou un pseudonyme leur garantissaient une certaine tranquillité. En effet, l’accueil critique réservé aux œuvres écrites par des femmes était souvent emprunt de mépris et cela pouvait entacher leur réputation, surtout si elles ne se consacraient pas à rédiger des textes qui prônent la vertu.

Si aujourd’hui Jane Austen est l’une des romancières anglaises les plus connues, ce n’était pas le cas lors de la publication de son premier roman, Raison et sentiments, sobrement signé « By a lady ». Il en va de même pour Orgueil et préjugés, signé « By the author of Sense and sensibility ». Ce n’est qu’après la mort de Jane Austen, lorsque Persuasion fut publié de manière posthume, que son nom fut révélé.

Première édition de Raisons et sentiments en 1811, signé « By a lady »

La démarche des sœurs Brontë est semblable. Désireuses de préserver leur vie privée, elles optent cependant pour des prénoms androgynes, qui sont accueillis comme ceux de trois hommes par leurs contemporains. C’est aussi pour elles le moyen de n’être jugées que sur leur talent et d’aborder des sujets qui conviendraient peu à des femmes de l’époque victorienne à cause de leur vulgarité comme l’alcoolisme, le désir amoureux, la violence sous différentes formes… C’est Charlotte, après les morts d’Emily et Anne, qui dévoile la vérité et chaque sœur est désormais reconnue sous son vrai nom.

Parfois, le pseudonyme l’emporte sur la véritable identité de l’autrice. Ainsi, Mary Ann Evans choisit de publier ses romans sous le nom de George Eliot afin d’être prise au sérieux. Une autre raison, assez inhabituelle, la pousse à choisir un pseudonyme : elle veut se protéger en tant qu’autrice, et non en tant que femme, car sa vie privée est scandaleuse pour l’époque victorienne. En effet, elle s’affiche publiquement avec George Henry Lewes, un homme déjà marié avec lequel elle partagera sa vie pendant vingt ans.

Portrait de George Eliot

En France, Aurore Dupin disparaît elle aussi sous son pseudonyme de George Sand, qu’elle a adopté presque par accident après avoir publié sous le nom J. Sand un roman écrit avec Jules Sandeau. Dans Histoire de ma vie, elle explique sa démarche : le nom de Sand est devenu une sorte de marque et il fait vendre. « Le nom est tout pour la vente, et le petit pseudonyme s’étant bien écoulé, on tenait essentiellement à le conserver. Delatouche, consulté, trancha la question par un compromis : Sand resterait intact et je prendrais un autre prénom qui ne servirait qu’à moi. Je pris vite et sans chercher celui de George qui me paraissait synonyme de Berrichon, Jules et George, inconnus au public, passeraient pour frères ou cousins. »

Au cours du XXème siècle, l’écriture s’est démocratisée ; les femmes sont devenues tout aussi légitimes que les hommes et n’ont plus besoin de se cacher derrière une forme de masculinité pour être publiées. Cependant, quelques préjugés persistent dans certains genres littéraires supposés être des univers d’hommes, comme le polar, la science-fiction ou la fantasy. Les autrices adoptent donc parfois des pseudonymes androgynes ou masculins à l’image de Robin Hobb, de son vrai nom Megan Lindholm, ou de Fred Vargas, qui a raccourci son prénom Frédérique pour le rendre neutre.

4 commentaires sur « Le travestissement et la littérature #1 : ces femmes qui choisissent un nom d’homme »

  1. Lorsque j’ai lu le véritable nom de George Sand, je ne l’ai pas reconnu. C’est dingue, mais révélateur. ça arrive parfois de ne pas reconnaitre le nom de l’artiste (notamment dans d’autres médias/arts) mais c’est généralement parce qu’il/elle a choisi librement son pseudonyme. Merci pour le rappel que ce n’était pas le cas par le passé, ça permet de se souvenir d’où on est parti … L’évolution plus égalitaire depuis est une victoire. Quoique, de ce que j’en comprends avec Robin Hobb, certaines habitudes ont la vie dure :/
    PS : le sobre mais puissant « a lady » m’a hallucinée

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    1. C’est fou de se dire que les plus grandes autrices anglaises n’étaient pas connues de leur vivant. Pire elles sont anonymes. Et maintenant, on recherche la célébrité sans avoir rien fait ! xD
      Je ne sais pas si je vais trouver assez d’éléments mais j’aimerais bien faire un article sur les hommes qui prennent des pseudo de femmes (dans la romance peut-être ?) et de voir ce qui les motive

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      1. Le reversement … au moins cela souligne que l’on a davantage de libertés, après ce que l’on en fait parfois … :’) Oh, il y a certains auteurs masculins qui prennent des pseudos féminins ? Tu me diras pour la romance si ça arrive à certaines femmes dans le policier … ce serait la première fois que j’en entendrais parler pour eux, mais ma culture n’est pas très étendue

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