Comment Dracula a vampirisé toute la concurrence

Dracula de Bram Stoker aurait réinventé l’image du vampire dans la littérature en transformant le monstre sanguinaire, la créature dégoûtante et infernale, en homme du monde et héros romantique (dans le sens amoureux du terme). En réalité, ce changement a été amorcé bien avant, dès le début du XIXème siècle par des auteurs comme William Polidori, dont le raffiné lord Ruthven n’a rien à envier au Comte Dracula. Mais par manque de chance, « Le Vampire » de Polidori, parfois attribué à tort à lord Byron (qui s’en est même vexé car il jugeait le texte mauvais), a rencontré une rude concurrence lors de sa publication en 1819 et s’est fait renverser par le Frankenstein de Mary Shelley. En France, les vampires peuplent également romans et nouvelles comme « La Dame pâle » d’Alexandre Dumas, Smarra ou les démons de la nuit de Charles Nodier ou « La Morte amoureuse » de Théophile Gautier. Même Guy de Maupassant, à sa manière, s’est emparé de la créature pour en faire une présence invisible et inquiétante dans « Le Horla ». Toutefois, aucun personnage inventé par ces écrivains ne se creuse une place de choix dans la mémoire collective. Plus proche de la publication de Dracula, Eric von Stenbock propose L’Histoire vraie d’un vampire en 1894 mais son texte subit le même sort que celui de Polidori : le roman de Bram Stoker, paru en 1897, le pousse vers l’abîme de l’oubli.

Première édition anglaise de Dracula de Bram Stoker, 1897

Toutes ces histoires inventent et réinventent le vampire et il devient une femme angélique, une tentatrice, un dandy ou encore un gentleman queer. Non, ce que Bram Stoker a réellement apporté à la littérature vampirique, ce sont des codes qui ont longtemps fait loi dans le genre fantastique et qui ont balayé toute la concurrence.

Le mythe du vampire s’attaque à l’angoisse de la mort depuis des centaines d’années et toute civilisation possède ses légendes et son folklore à propos de créatures assoiffées de sang. Toutefois, en Occident, avec la naissance et le développement du christianisme, le monstre prend une nouvelle dimension à cause du lien symbolique entre l’âme et le sang.

Quand les Romantiques, au sens littéraire du terme, s’approprient le mythe du vampire au début du XIXème siècle, ils s’intéressent davantage à lui comme la figure métaphorique de la passion amoureuse funeste : amour et mort ont toujours fait bon ménage sous leur plume. Et s’ils conservent l’idée manichéenne d’un combat entre le Bien et le Mal, c’est parfois pour mieux le détourner, comme le fait Théophile Gautier : ses femmes vampires, plus séduisantes que malfaisantes, sont détruites par les figures paternelles et/ou religieuses comme Sérapion dans « La Morte amoureuse » ou Arrius Diomède dans « Arria Marcella » qui, sous couvert de représenter le Bien, provoquent le malheur des héros Romuald et Octavien en tuant la femme qu’ils aiment.

Le Vampire, Philip Burne Jones, 1897

C’est Bram Stoker qui impose de nouveau, dans son mythique Dracula, la forte connexion entre vampirisme et christianisme. Pourtant, ses sources d’inspiration sont nombreuses et souvent païennes. Il pioche dans le folklore de sa terre natale, l’Irlande, avec la Dearg-Due, mais aussi dans la littérature de Joseph Sheridan Le Fanu, auteur de Carmilla. Plus tard, il découvre les contes et légendes des Balkans dans lesquels il sélectionne allègrement les futures caractéristiques de son Comte aux longues canines : crainte de la lumière, transformation en brouillard, chauve-souris, loup. Quant au pouvoir de l’ail, il le tient de superstitions roumaines. Sous la direction de Bram Stoker, l’existence du buveur de sang devient une offense à Dieu et les codes que l’écrivain crée s’articulent autour des principes religieux imposés par la société victorienne dans laquelle il vit. La peur de la lumière symbolise la peur du Divin. Le vampire selon Stoker ne peut être vaincu que par des symboles chrétiens : eau bénite, aubépine (en référence à la couronne portée par le Christ), crucifix. Même l’absence de reflet dans les miroirs peut être interprétée comme le signe d’une déviance morale qui fait de la créature un paria.

Extrait d’une planche de Dracula, d’après Bram Stoker, de Georges Bess• Crédits : Glénat / Georges Bess (2019)

Stoker invente d’autres codes plusieurs fois repris ou réinterprétés dans la littérature vampirique : Dracula dort dans un cercueil contenant la terre de son pays natal et il ne peut entrer quelque part sans en recevoir l’invitation. Et qu’ils soient suivis, ou détournés comme dans Twilight de Stephenie Meyer où les vampires deviennent pailletés à la lumière du jour et cherchent donc l’obscurité pour rester discrets, on trouve encore beaucoup de ces codes dans la bit-lit actuelle.

Mais revenons à Dracula. Le roman a bénéficié d’un succès populaire à sa sortie en 1897 mais si le personnage du Comte a marqué les esprits, c’est aussi parce qu’il a très vite été exploité au théâtre (par Bram Stoker lui-même et pour une seule représentation) puis au cinéma. D’abord à travers la figure de Nosferatu que Murnau a largement copiée sur Dracula, au point qu’il a été attaqué en justice par Florence Stoker et a perdu son procès en Angleterre. Le Comte transylvanien doit son moment de gloire à l’interprétation de l’acteur hongrois Bela Lugosi dans le film Dracula de 1931 puis c’est l’apothéose quand les studios de la Hammer décident de revisiter, plus ou moins fidèlement, les grands mythes horrifiques et choisissent Christopher Lee pour incarner Dracula en 1958. Puis c’est Gary Oldman, dans l’adaptation, que l’on adore ou déteste, du roman par Francis Ford Coppola en 1992.

Bela Lugosi dans le rôle de Dracula, 1931

Depuis, le mythe du vampire s’est étendu, étoffé, développé. Aux côtés de Ruthven, Clarimonde, Vardalek se trouvent désormais Lestat ou Edward Cullen. Mais aucun, depuis 1897, ne peut se targuer d’avoir détrôné Dracula qui a définitivement assis sa domination sur tous ses camarades de jeu.

3 commentaires sur « Comment Dracula a vampirisé toute la concurrence »

  1. Merci pour cet article 😀 Et pour cette réflexion, c’est vrai qu’en lisant Dracula je ne pensais pas que Bram avait autant bouleversé les codes et ancré son comte comme référence quasi-indétronée. Merci également pour le bref rappel de ce qui existait « avant » Dracula, très intéressant 🙂
    Ps: Joyeux anniversaire x)

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    1. Merci !
      Tu as vu, j’ai réussi à caser du Gautier, comme par hasard ! Je pense qu’on peut même remonter plus loin que le XIXème siècle mais déjà que ces textes ont peu marqué (à part ceux qui s’intéressent au genre) alors des récits plus anciens… J’ai un petit faible pour Le Vampire de Polidori, même si le personnage de Ruthven est odieux.

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      1. Comme par hasard oui x) Mais vu que le fantastique aime les créatures étranges et qu’en plus Gautier aime le fantastique, la probabilité était forte ! Un jour j’aimerai lire ses femmes vampires 😀
        Je ne connais pas Polidori, hop ça s’ajoute à la longue PAL que j’ai commencé en lisant tes articles :3

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